16 ème jour: Feel

Celui qui est capable de ressentir la passion,
c'est qu'il peut l'inspirer.
(Marcel Pagnol, " Jazz")

"Coincée".

Lors d'un de ces jeux idiots où l'on crache quelque vérité au sujet de la personnalité de ses congénères, je me suis vue affublée du titre de femme la plus "coincée" autour de la table.
- "complexée", "inhibée", "bloquée", "frustrée", renchérirent les voix dans ma tête.

Je compris que l'on désignait là quelque peur de l'autre sexe, dont j'aurais, en apparence, été habitée, et qui m'eut donné un faux-semblant de "sainte-nitouche". M'élevant contre ce jugement qui me semblait sans fondement, je m'appliquai à me montrer particulièrement audacieuse et entreprenante, ce que mes admirateurs applaudirent, non sans une pointe d'étonnement.

Au fond de moi, je cherchais encore ce qui m'avait valu ce qualificatif peu flatteur.

Il y a quelques jours, l'Univers -sans doute las de me voir enfoncer des portes ouvertes- m'a donné quelques indices.

Au cours d'une leçon de danse où je m'évertuais à reproduire les mouvements dans l'espace comme l'on contrefait un tableau, je surpris sur le visage de l'enseignante une lueur familière.

Quelque chose comme la caresse du soleil sur la joue au printemps, la brise sur une épaule nue un soir d'été, l'odeur du feu qui plâne dans l'air en automne, le poêle qui réchauffe le dos en hiver. Les lumières de la ville la nuit, la détente d'un corps s'enfonçant dans l'eau, l'enchantement d'un tissus à la texture parfaite. Au fil des mouvements, ses bras, ses jambes, son visage ont pris l'expression de tous ces souvenirs, et j'ai compris.

A bien des abords, je suis coincée.
Je suis coincée lorsque je pense, conçois, suppose, observe et constate au lieu de ressentir. Lorsque je troque l'imprudente volupté d'un abandon au monde, contre la tension d'une mûre réflexion. Lorsque je préfère la raideur d'un jugement à la surprise d'une sensation.
La contrefaçon, aussi parfaite soit-elle, n'a rien du tableau de maître, car il lui manque, le plaisir du pinceau courant sur la toile, s'engourdissant de peinture en certains lieux, chatouillant le canevas en d'autres, asticotant, gratouillant, léchant, effleurant, papouillant, pétrissant, jusqu'à l'ultime extase du peintre, étonné de sa propre réalisation, qu'il reconnaît à peine, tout absorbé qu'il était à s'ébattre dans des songes divins.

Photo de Artur Bieniek ©