120ème jour: I'll leave the light on
Photo de Alexandro David ©
“Le seul ennui avec la fin du monde,
c'est que l'on ne peut la raconter à ses petits-enfants.”
Arnaud Cotrel
J’avais un vélo de la marque « CILO ». Qualité suisse garantie, tube de cadre fait pour la course.
A mon anniversaire, j’avais demandé des sacoches solidaires, de celles qu’on place sur son porte-bagage et qui pendent sur chaque côté de la roue. J’en avais reçu dans un imprimé « tartan». Sur le chemin de l’école, je me sentais un peu Braveheart, un peu mamie.
J’emmenais tout ce qui me semblait nécessaire pour affronter ma journée, et je partais, à vélo, avec l’impression de faire quelque chose de juste.
Il y avait une grande descente, et le poids de mes sacs me faisaient perdre l’équilibre. Au retour, la descente étant devenue montée, je me retrouvais, au milieu de mon ascension, le souffle court et les muscles des cuisses raides et endoloris.
Le plus souvent je poussais donc mon vélo de course avec ses gibecières scottish le long du chemin.
Devant le spectacle de ma pérégrination quotidienne, la mère de l’une de mes amies avait commenté « on dirait que tu marches en te racontant des histoires ! ».
J’avais onze ans. Dans ma région, c’est l’année du grand triage, vers la filière de formation qui me définira pour au moins sept ans.
Mes journées ont la couleur d’un effort qui n’en finit pas. De la respiration qu’on retient, jusque de l’autre côté, après les examens, les épreuves, les interrogations, jusqu’à, peut-être, l'assentiment des gens qui sont miens.
Seule lumière au milieu de la grisaille, il y a la blondeur des grands cheveux de ma copine Virginie, aussi bouclés que les miens, avec qui je prépare des chorégraphies, dont nous faisons la démonstration, habillées pareil, à toutes les occasions.
Il y a David, qui a décrété que j’étais mignonne, en me hissant sur ses genoux cagneux de basketteur blanc américain.
Et il y a les « compositions ».
Le maître dit « Décrivez votre chambre à coucher » et moi j’écris. Le maître dit «Parlez d’une personne de votre famille que vous aimez » et j’écris. Le maître dit « Donnez votre définition de la liberté » et j’écris. Je lui tends mes feuilles à carreaux avec mon écriture disharmonieuse et pressée. Il me les rend quelques jours plus tard avec une note en rouge, triomphale. Il caresse son collier de barbe blanche, ses joues rebondies sont un peu roses, et il rigole. Comme si lui et moi, nous avions encore fait un coup.
Je rentre en tirant ma mule, là-bas, là-haut, où j’en aurai fini avec tout ce qu’il y a à faire pour devenir quelqu’un de bien.
Je suis seule, avec mes histoires.